En tant que bibliophile, muséologue et spécialiste des arts graphiques, je souhaite partager sur ce blogue les résultats de mes recherches personnelles dans le domaine de l'histoire du livre et de l'image au Québec, du 17e siècle à nos jours. Je m'intéresse notamment à la culture matérielle du livre, sa production technique, ses matériaux et ses artisans, en particulier en matière d'imprimerie, de typographie, de papiers et de reliure. L'histoire de la librairie et de l'édition m'intéresse également, tout comme l'évolution des techniques d'illustration et de photographie.
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vendredi 11 février 2011

Les étiquettes de relieurs et de libraires : un univers méconnu

Les bibliothécaires, les libraires d’«ancien» et les bibliophiles sont sans doute familiers avec la présence de ces petites étiquettes qu’on retrouve souvent sur les pages de garde des livres, en particulier lorsqu’il s’agit de livres reliés. Utilisées depuis le 18e siècle environ, les libraires, les papetiers et les relieurs avaient coutume de s’identifier dans les ouvrages qu’ils vendaient, ou qu’ils reliaient, à l’aide de ces petits papiers : on y donnait, outre leurs noms et spécialités, leur adresse -- et parfois, une description plus détaillée des marchandises ou des services offerts. Ce type d’étiquettes, qui présentent une configuration graphique très variée, fut d’usage courant chez les libraires et relieurs jusque dans les années 1950-1960, et leur usage se vérifie dans un grand nombre de pays et de langues.

J.P. Bergon, libraire et relieur, Villeneuve-sur-Lot, France.
Fin du 18e / début 19e siècle. Collection Pierre Rastoul 
À ce jour, peu de recherches ont été effectuées dans ce domaine, qui offre pourtant un potentiel documentaire quant à l’histoire du livre qui n’est certes pas négligeable. Il faut dire qu’il n’existe pas beaucoup de collections dans le monde (moins encore au Québec) regroupant ce genre de documents, et que les quelques répertoires existant à ce propos sont généralement assez fragmentaires, peu documentés et assez superficiels dans leur analyse, si tant est qu’il y en eut. Pourtant, à l’échelle mondiale, le nombre même de ce type d’étiquettes laisse songeur : par exemple, un collectionneur allemand a pu réunir plus de 50,000 spécimens de ces étiquettes, pour la plupart émanant de libraires germanophones. Il en existe vraisemblablement autant pour les pays anglophones et francophones, et il s’en trouve aussi beaucoup dans d’autres pays. Ce sont donc des centaines de milliers de documents dont il s’agit, livrant une somme d’informations méconnues sur l’histoire, les métiers et le commerce du livre. À l’échelle du Québec, j’en ai recensé plusieurs centaines, et nul doute qu’il en existe beaucoup plus, surtout si l’on tient compte qu’un même libraire, un même relieur, peut en avoir utilisé de nombreuses variantes durant sa carrière.

Les habitués du livre ancien sauront que cet usage n’était pas systématique, en ce sens qu’on n’apposait pas ces étiquettes dans tous les livres vendus, ni dans tous les ouvrages confiés à la reliure. En fait, on peut estimer que ce genre de marques se retrouvait, peut-être, dans 10 à 15 % des livres mis sur le marché. Ainsi, sauf exceptions, tout l’inventaire d’un libraire ne recevait pas nécessairement une étiquette, et encore moins dans le cas de relieurs, qui ne signaient pas systématiquement leurs travaux de cette façon – notamment lorsqu’il s’agissait de reliures exécutées en quantités importantes, par exemple pour les reliures de bibliothèques ; en outre, beaucoup de travaux de reliure étaient exécutés dans des ateliers de communautés religieuses, et ces travaux étaient rarement identifiés d’une étiquette.

Par contre, au Québec, on constate que de telles étiquettes se retrouvent très rarement – en fait presque jamais – dans des livres qui ne sont pas reliés, vendus sous couverture papier, et ce, même en qui concerne les étiquettes de libraires. (Dans ce cas, les libraires utilisaient de préférence des cachets estampés à l’encre, disposés sur les gardes ou la page faux-titre des livres habillés de papier. Sur des dizaines de milliers de livres que j’ai pu examiner, je n’ai trouvé qu’une seule fois une étiquette de libraire sur un ouvrage papier – et forcément, on n’y trouve jamais d’étiquettes de relieurs !). Cette observation m’apparaît très révélatrice : en effet, quant à la présence d’étiquettes de libraires seulement dans des livres reliés, je formule l’hypothèse que le plus souvent, ces étiquettes étaient apposées par les libraires dans des livres qu’ils faisaient relier eux-mêmes, soit en agissant comme intermédiaire auprès d’un relieur, soit dans des ateliers de reliure qu’ils aménageaient dans leurs boutiques. Cela m’apparaît avoir été le cas, à tout le moins, durant tout le 19e siècle et au début du 20e, après quoi cet usage a pu persister à titre d’affichage publicitaire – et encore là, toujours dans des livres reliés.

Bref, même pour les ouvrages identifiés à des libraires, on pourrait supposer que ces étiquettes constituaient principalement des marques de reliure (plutôt que de simples marques de provenance), presque au même titre que celles des relieurs eux-mêmes : il est du reste extrêmement rare qu’on retrouve les deux étiquettes (libraire et relieur) sur un même livre, à moins bien sûr, qu’il ne s’agisse d’un relieur exploitant une librairie, ou encore d’un livre revendu par un antiquaire-libraire.


Étiquette de David Hall, Philadelphie, 1762
(52 x 28 mm).Collection virtuelle de Seven Roads Gallery of Book Trade Labels (Gracieuseté de Greg Kindall.)


La situation était apparemment assez semblable en Angleterre et en France, du moins aux 18e et 19e siècles. En effet, il était alors coutumier pour les libraires de vendre leurs ouvrages en feuilles ou sous couverture papier (souvent muette, sinon pour une étiquette de titre), laissant le soin à l’acheteur d’en confier la couvrure à un relieur de son choix et ainsi, de personnaliser par le style ou par une inscription de propriété les ouvrages de sa bibliothèque. En d’autres cas, le libraire pouvait faire relier des lots de ses livres par un artisan spécialisé, à son emploi ou non, et ainsi en offrir des exemplaires reliés à sa clientèle : d’ailleurs, il se pouvait qu’on offre ainsi différents styles de reliures pour un même titre – ordinaire, demi-cuir, plein cuir, grand luxe, etc.. Il semble que ce fut également le cas chez les libraires nord-américains durant une bonne partie du 19e siècle, jusqu’à ce que la « reliure d’éditeur » -- « publishers’ bindings » --fasse son apparition avec l’émergence d’ateliers de reliure industriels, et avec l’industrialisation des procédés chez les éditeurs eux-mêmes.

Cependant, dans ce domaine, plusieurs grands éditeurs commencèrent très tôt à offrir des reliures ornementées, de facture industrielle, connues en France comme « reliures historiées » et dans le monde anglophone comme « pictorial bindings » : conçues par des artistes graphiques, leur confection était confiée à des armées d’ouvriers bien outillés, qui réalisaient ces ouvrages en séries et en usine. De telles reliures se distinguent facilement par leur profusion de dorures et/ou de couleurs, leurs décors complexes et les matériaux nouveaux (toiles, faux-cuirs, bougrans, percaline, celluloïd, etc.) dont elles habillent les livres. En général, ces ouvrages luxueux ne comportaient pas de signature ou d’étiquette, sinon à l’occasion celle d’un libraire.

On constate par contre des différences marquées au cours du 20e siècle, car les éditeurs francophones ont presque généralisé l’usage de couvertures papier imprimées pour leurs ouvrages (sauf pour quelques exemplaires des tirages de tête plus luxueux, ou pour des collections particulières) ; tandis que les éditeurs anglophones ont maintenu presque systématiquement un tirage important de tous leurs titres en éditions reliées (industrielles), malgré l’apparition – et peut-être en raison même de leur popularité – des fameux « paperbacks » durant l’entre-deux-guerres. Encore de nos jours, les éditions reliées britanniques et américaines persistent toujours sur les marchés – menacées seulement par l’émergence du livre électronique. Bref, à une époque où la reliure d’éditeur, voire toute forme de reliure commerciale, se trouvaient disqualifiées dans le marché du livre au Québec et en France, les livres reliés ont longtemps continué d’être les éditions de base vendues chez les libraires anglophones ; et avec elles, les étiquettes de libraires – les « booksellers’ labels » -- ont aussi continué d’être d’usage courant chez les libraires anglophones jusque dans les années 1960. Ici au Québec, cette occurrence a dramatiquement diminué dès les premières décennies du 20e siècle et surtout, après la Seconde Guerre Mondiale.

Échantillon d'étiquettes de libraires, surtout américaines.
Collection Sarah Faragher, Bangor (Maine), USA. 

Quant aux étiquettes de relieurs – les « bookbinders’ tickets » --, celles-ci ont continué d’être en usage partout dans le monde pour les travaux sur commande, mais souvent sont-elles remplacées de nos jours par l’estampage discret d’une signature dorée ou d’une marque d’atelier.

La configuration visuelle et graphique des étiquettes de libraires et de relieurs, de même que leurs supports et leurs modes de production, composent un univers en soi, digne d’une analyse fouillée. Il en existe une grande variété, depuis la simple inscription typographiée au plomb sur un timbre de papier, jusqu’aux étiquettes illustrées, découpées, embossées ou autrement distinctives. Je reviendrai plus en détail sur cette dimension graphique et sur la typologie de ces marques dans une prochaine parution.



jeudi 10 février 2011

En guise de page couverture

L'histoire du livre au Québec commence bien tard, à comparer avec l'Europe -- et pour cause. Nous sommes ici dans le Nouveau Monde, et ce monde-là n'apparaît dans les livres qu'à la fin du 15e siècle -- quelques décennies à peine après que l'imprimerie n'ait vu le jour. Mais le livre, bien sûr, comme l'écriture, sont beaucoup plus anciens : la forme du livre s'est souvent transformée au fil des millénaires selon les cultures, les écritures, leurs supports et leurs médiums (tablettes d'argile ou de cire, papyrus, parchemin, papier, etc.), jusqu'à prendre la forme, dès les premiers siècles de l'ère chrétienne, de ce "codex" si familier, d'origine romaine, que nous utilisons encore de nos jours. Mais pour combien de temps encore... voilà une tout autre question, dont je reparlerai peut-être un jour.


Bref, le "livre" apparaît au Québec avec les premiers arrivants européens, qui en transportent sans doute quelques-uns dans leurs bagages, ne fut-ce que pour leurs dévotions ou comme aides à la navigation. Ces quelques livres restent cependant rares, et durant longtemps : tous sont importés d'Europe, de France, d'Angleterre et d'ailleurs, selon l'endroit où l'on se trouve sur le continent américain. Car, si l'imprimerie et l'édition de livres apparaissent dès le 16e siècle dans l'Amérique espagnole, et dans les premières décennies du 17e en Nouvelle-Angleterre, ce n'est qu'en 1764, après la Conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques, qu'on commencera à imprimer des textes ou des images à Québec.


Et pourtant... Nombre d'ouvrages extraordinaires ont été publiés, à compter de la Relation du voyage de Cartier en 1534, qui concernent directement le territoire du Québec et de l'Acadie actuels -- sans compter quantité de voyages effectués par les Anglais, les Espagnols ou les Portugais quelques décennies plus tôt dans d'autres contrées américaines, voire au Labrador, dans les "terres-neuves" ou dans l'Arctique. En somme, la bibliographie québécoise s'amorce bien avant que la presse d'imprimerie ne soit introduite dans la vallée du Saint-Laurent.


Mais les autorités de la "métropole" -- c'est-à-dire la couronne de France, qui soutient les privilèges d'édition de quelques imprimeurs, tout en contrôlant étroitement les contenus publiés -- refusent catégoriquement que des presses d'imprimerie soient amenées dans la colonie, malgré des demandes répétées de la colonie française, des intendants ou des Jésuites. Pas de presses, pas d'imprimeurs, pas de livres -- pas de subversion : et les privilèges royaux, comme ceux des imprimeurs de Paris, seront bien gardés. Même les ouvrages publiés pour le Diocèse de Québec sont alors imprimés en France, tout comme les multiples relations de voyageurs et de missionnaires qui parlent d'ici, depuis Champlain et Lescarbot, jusqu'aux derniers jours de la Nouvelle-France.


Il y aura bien des livres en Neufve-France, dans les séminaires et les couvents, les collèges et certaines (rares) bibliothèques privées. Compte tenu du coût des transports maritimes depuis la France, on importe très souvent les livres en feuilles, qu'on fera relier par des artisans de la colonie (parfois de simples cordonniers, plutôt que des relieurs), ou dans les ateliers de reliure des communautés religieuses. On trouve aussi des libraires -- des marchands, voire des encanteurs qui écoulent des livres en même temps que d'autres marchandises. 


Étiquette des imprimeurs, libraires et relieurs Brown and Gilmore, Québec, 1788.
Collection particulière (Gracieuseté Hector Fernandez Gascon, Mexico). 


Quant aux relieurs et aux libraires de métier, ils sont peu nombreux en dehors des communautés religieuses : vers 1700, on retrouve à Québec un certain Jean Seto, dit Sarrazin, qui fait office de relieur-libraire. Plus tard, juste avant la Conquête, Joseph Bargeas offre ses services de relieur et de libraire à Montréal : apparenté à une célèbre famille de libraires du Limousin, Bargeas se retrouvera après la Conquête dans la ville de Québec, où il transigera pour son équipement avec les premiers imprimeurs du Canada britannique, William Brown et Thomas Gilmore, des typographes et éditeurs venus des colonies de Nouvelle-Angleterre. Ce sont eux qui donneront leur impulsion à l'imprimerie et aux métiers du livre au Québec, à compter de 1764. Voilà sans doute l'apport le plus important des états américains au développement et à la culture du Québec -- du moins jusqu'à l'introduction de l'automobile !